I – L’avenir des communautés chrétiennes, une question spirituelle
En pensant aux communautés chrétiennes dans lesquelles nous sommes insérés, pour lesquelles nous exerçons un ministère ou une fonction, auxquelles nous sommes attachés, nous pouvons entendre la parole de l’Apôtre :
Allons-nous, une fois de plus, nous recommander nous-mêmes ? Ou alors avons-nous besoin, comme certains, de lettres de recommandation qu’il faudrait vous présenter, ou obtenir de vous ? Notre lettre de recommandation, c’est vous, elle est écrite dans nos cœurs, et tout le monde peut en avoir connaissance et la lire. De toute évidence, vous êtes cette lettre du Christ, produite par notre ministère, écrite non pas avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non pas, comme la Loi, sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs (2 Co 3, 1-3).
L’action pastorale dans laquelle nous sommes engagés, et bien évidemment le chantier paroissial qui nous réunit ici aujourd’hui, n’est pas simplement de l’’opératoire’, de la ‘stratégie’, de la ‘structuration’ à côté de ce qui par ailleurs est le ‘mystère’ profond de l’Eglise et qui, éternel, subsiste en dehors des contingences de l’action pastorale. Non. L’action pastorale fait partie intégrante de la « lettre qu’écrit le Christ, par l’Esprit » dans les cœurs. Elle est donc aussi notre ‘témoignage’.
On peut donc dire que notre action pastorale toute entière est profondément une question spirituelle. Comment le comprendre plus précisément ? C’est mon premier point.
1. Une question spirituelle
Nous sentons combien, dans tous les domaines, les choses ont changé depuis quelques dizaines d’années… et changent encore ! Cette évolution permanente, nous l’apprécions avec plus ou moins d’enthousiasme, nous l’appréhendons avec plus ou moins de réticence ou de crainte.
Ainsi le panorama qu’offrent nos paroisses a beaucoup changé. Est-ce par inertie ? Parce qu’on suit le courant ? Pour une part, oui. Mais pour une part seulement. Il y a aussi ce qu’à certains moments nous souhaitons changer, faire autrement, et nous y pressentons même un appel à évoluer, à nous situer autrement, à nous positionner de façon neuve.
Je crois qu’il y a là, dans l’épaisse réalité de l’Eglise et de ses communautés, quelque chose comme une sève de renouvellement propre à notre foi et qui va bien à notre humanité, qui lui fait du bien. Une sève propre à notre foi, à cause de la disproportion qu’introduit la foi entre ce que nous pouvons raisonnablement espérer de la vie et la promesse qu’y révèle l’Evangile par la mort et la résurrection de Jésus. Une sève qui va bien à notre humanité, car celle-ci, animée de désir, reste toujours insatisfaite devant les seules perspectives de survie sans nouveauté.
Cette sève peut s’exprimer entièrement, me semble-t-il, dans une question comme celle-ci – qui est en même temps une prière : « Seigneur, qu’attends-tu de nous ici aujourd’hui ? » En quelque sorte tout est dit dans cette question. Vous y avez le condensé de l’état d’esprit d’une communauté chrétienne, autrement-dit le condensé de sa spiritualité : non pas l’ornement pieux, mais le souffle, car l’Esprit, c’est le Souffle ; et la spiritualité, c’est l’ensemble vivant des manières de penser, sentir, réagir, se relationner, agir, en approfondissement permanent et en conversion continuelle.
Une telle question est au fondement de toute la vie ecclésiale. Et ses termes méritent d’être pesés.
« Seigneur » : tout vient de Lui. L’Eglise est une communauté non centrée sur elle-même ni autarcique, mais ouverte sur le mystère qui est révélé en Jésus Christ. Sinon elle n’est, comme dit le pape François, qu’une ONG parmi d’autres. Par ailleurs, ne pensons pas trop vite que nous le connaissons parfaitement, ce « Seigneur », et qu’il réside dans nos affirmations convaincues, dans la répétition – même autorisée – de formules, doctrines, obligations… Ce qui a pour premier résultat d’engendrer une séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ce qui, de plus, ne parle plus aujourd’hui à personne !
« Qu’attends-tu de nous » : L’Eglise est primordialement ‘écoute’. Ecoute et méditation de l’Evangile – et de toute les Ecritures, sans utiliser de ciseaux pour couper ce qui ne plaît pas. Ecoute, échange, prière, ouverture sur l’inouï et la surprise de l’expérience pascale. Cette écoute est une attitude active : c’est croiser nos itinéraires humains avec celui du Seigneur. « Nous » : il faut se souvenir qu’il n’y a pas de ‘nous’ sans ‘je’, comme il n’y a pas de ‘je’ sans ‘nous’. Et ce ‘nous’ n’est pas circonscrit à la seule communauté locale ; il est fait de cercles de plus en plus larges : diocèse, Eglise, œcuménisme… Enfin, à propos de ce ‘nous’, je retiens la phrase de Mgr Claude Dagens : « L’Eglise est un réservoir de ressources inexploitées. »
« Ici aujourd’hui » : dans notre société. Nous ne sommes pas en dehors d’elle. Elle n’est pas un vis-à-vis extérieur, nous ne sommes pas avec elle dans un face-à-face frontal. Il y a bien plutôt pénétration réciproque.
La question est donc bien une question de fond, qui donnera couleur, force et orientation à toute la démarche d’une refondation, d’un renouveau, d’une renaissance (termes divers selon les diocèses). C’est une question constante, qui accompagne et oriente tout l’itinéraire, et pas seulement une question préliminaire, qui situerait seulement un point de départ.
Etymologie grecque de « paroisse »
La question telle qu’elle vient d’être posée renvoie à l’étymologie grecque du mot ‘paroisse’. « par-echo », de « para » : près de, auprès de, pour, en vue de, en faveur de, au bénéfice de ; et « echo » : se trouver là, être là, être avec, demeurer (qui a donné « oikos », la maison, la demeure). Cela suggère quelque chose comme une oasis sur le chemin, où l’on peut s’arrêter et trouver tout ce qu’il faut pour la route.
Ce petit coup de sonde étymologique permet de comprendre que la paroisse n’est pas le but d’une vie chrétienne ou d’un chemin d’humanité. Elle n’est pas non plus le tout du chemin. Elle pourvoit à ce chemin. Elle est essentiellement « offre » de ressources, et « proche » des besoins pour la route (ce qu’il ne faut pas confondre avec « proche » géographiquement). La paroisse, si elle consume pour elle-même toutes les énergies des personnes, ne remplit pas son office, sa fonction. Elle dysfonctionne.
La « réforme » comme invention
Dernière petite réflexion à propos de la « question spirituelle » : le travail de réforme et de transformation de la situation actuelle est apparenté à un ‘travail’ d’enfantement. Et comme tel, il requiert des formes de commencement et d’invention.
Maurice Bellet constatait : « L’Eglise a toujours avancé à coup non de réformes mais d’inventions ». L’invention ne signifie pas la ‘création ex nihilo’. Il y a dans la racine latine du mot l’idée de « venir dans » : saisir les occasions, les potentialités, les latences…
On pourrait réfléchir sur certains exemples d’’invention’. J’en évoque rapidement deux. Le premier, c’est ce qu’a inventé François d’Assise comme style de vie et de communauté a été une contribution non négligeable au renouvellement de l’Eglise et de la société de son temps, marqué par la forte explosion urbaine et commerciale du XII° siècle. Le deuxième, c’est la manière dont saint Benoît, fondateur de l’ordre bénédictin, puise dans la tradition orientale des anachorètes, en en faisant l’expérience, pour initier la tradition monastique occidentale, en lui donnant une dimension communautaire (héritée de la vie de l’Eglise naissante dans des communautés domestiques) et une dimension régulée (héritée du droit romain impérial) tellement importante dans l’Antiquité.
2. Une métamorphose commencée
La métamorphose du paysage paroissial est déjà en cours. Et elle n’a pas qu’un caractère géographique, par l’élargissement du territoire des paroisses.
Pour camper à gros traits cette métamorphose, on pourrait dire que l’on vient d’une situation où la paroisse était le lieu proche de l’entretien d’une foi largement partagée et transmise en famille, phénomène social dominant, qui rythmait le temps (fêtes du calendrier, sonneries de l’angélus, célébration des étapes de la vie…) et balisait l’espace (églises, clochers, chapelles, potales…) ; elle encadrait une population. Elle était l’expression majeure d’une religion qui, depuis des siècles, inspirait les façons de penser, les expressions et les manières de parler, et guidait largement la morale et parfois la politique.
Aujourd’hui, la paroisse est un signe particulier, de moins en moins familier pour la plupart des gens, un ‘lieu-source’ qu’on choisit de fréquenter à des rythmes eux-mêmes choisis, dans une société qui pense ne plus avoir besoin d’elle pour survivre et s’organiser. Le nouvel archevêque de Cologne (le puissant diocèse de Cologne !), le cardinal Woelki, dès sa première interview, parlait de « l’Eglise en diaspora ».
D’une situation à l’autre, le passage s’opère de façon obscure. Tout ce que j’ai évoqué de la situation que nous quittons est à peu près dans la tombe – avec quelquefois des soubresauts violents de fin de vie, et nous passons vers une nouvelle présence de la sève évangélique, hors de cette tombe, dans un espace plus large, avec tous ceux qui sentent le besoin d’entreprendre une nouvelle naissance/fondation d’humanité.
Cette métamorphose touche la foi elle-même. Car nous sommes sortis d’un univers ‘religieux’. C’est là un processus typiquement européen (de l’Europe de l’Ouest surtout), qui s’étend peu à peu plus loin ; un processus de plusieurs siècles, vécu comme un arrachement libérateur en même temps que douloureux par rapport à ce qu’on a appelé « l’obscurantisme », l’assujettissement à la religion dans lequel chacun trouvait son identité et sa reconnaissance auprès des autres dans l’appartenance à la même communauté largement homogène. On participait de la foi du plus grand nombre. Un long chemin a été parcouru pour passer de l’hétéronomie à l’autonomie personnelle.
Chacun est désormais sommé de se construire par lui-même, en se donnant à soi-même des raisons de vivre, des orientations et des manières d’être et de faire. Cela à l’intérieur d’une grande mouvance des repères, de leur privatisation de plus en plus totale, de la forte pression de l’opinion elle-même mouvante, de l’éclat de la société de spectacle, de la prégnance de plus en plus profonde du regard scientifique, chiffré, statistique, analytique sur les choses, du rapport technologique et expérimental sur le réel.
Les êtres humains ont la tâche de se construire eux-mêmes. Ce n’est pas facile ; c’est moins facile qu’avant, parce qu’avec tout ce qui précède survient une explosion des humanismes (la plupart sont morts dans le terrible XX° siècle), des utopies mobilisatrices, des philosophies, des sagesses, le tout sous l’effet du puissant et double moteur (dont parle M. Bellet) qu’est ce principe fondamental de l’économie : « tout ce qui nous fait envie, nous l’aurons », et ce principe fondamental de la technologie : « tout ce que nous désirons, nous le ferons ».
Que ce ne soit pas facile, cela se voit à divers symptômes : les dépressions, la fluctuation des idées et des mœurs – les modes, l’invasion du chaotique et de la violence disséminée, le franchissement des seuils qui mènent à l’incontrôlable, l’apparition d’êtres humains dé-structurés, réduits à l’immédiat des envies et des conditionnements… Une sorte d’effondrement de ce qui était sensé orienter et donner les limites. Et cela s’opère sous anesthésie : la frénésie typique du monde actuel, le nihilisme ambiant du « il n’y a rien ; on peut jouer avec tout ».
C’est donc la grande tâche aujourd’hui. Non pas celle de véhiculer-transmettre-promouvoir des valeurs, des idéaux, des principes, des doctrines. Mais celle de permettre à chacun de construire son humanité et celle de construire l’humanité commune. Ce qui commence par : être présents les uns aux autres, échanger la parole, être ensemble avec un « entre-nous » qui nous relie en même temps qu’il nous sépare, et qui permet de trouver un point d’appui qui ne soit pas une affaire abstraite mais une affaire de corps, de présence première, au cœur de la vie – et non pas dans les « choses vagues » – et qui suscite le crédit donné à la vie.
« On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su transmettre aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer » affirmait déjà le concile il y a 50 ans (Gaudium et Spes 31). Comme le dit Christoph Theobald, le déchiffrement de la société par elle-même passe nécessairement par des hommes et des femmes de « foi » qui éveillent et réactivent la confiance. Et non seulement par des experts et des défenseurs de groupes minoritaires ou défavorisés.
Cela implique quoi pour nous, à propos des paroisses ?
Cela implique évidemment d’accueillir la métamorphose, plutôt que de chercher la survie. Chercher la survie, c’est :
Continuer à une échelle plus grande ce qui existait jusqu’à présent
Penser de la même façon dans des aires géographiques plus étendues
Sauvegarder tout ce qu’on peut, à grand renfort d’énergie et de conviction, contre les changements
S’épuiser, en forces dispersées et souvent antagonistes, à tenir hors de l’eau un bateau qui coule de toutes parts.
Tout cela n’entraîne que crispations, nostalgies, plaintes, essoufflements, manques de tonus…
Cela implique aussi de prendre en compte des itinéraires personnels, et d’avoir le sens du cheminement plutôt que le goût du définitif et de l’immuable.
Cela implique enfin d’exercer le sens du provisoire. Vouloir remplacer le modèle multiséculaire (de la paroisse) par un autre, nouveau, qu’on pense perpétuer pendant des siècles, est une illusion.
3. Retour sur un vieux mot : la « Voie »
Je voudrais approfondir un peu toute la perspective de cet entretien en revenant sur un vieux mot : la « Voie ». C’est en m’aidant de la réflexion de Maurice Bellet (particulièrement son puissant livre « La Voie ») que je vous livre les éléments suivants.
Tout être humain a besoin de trouver sa voie et de la suivre
La Voie, c’est le rêve de l’enfant : vouloir tout, surtout le meilleur, sans prétention pourtant. C’est sans doute ce que Jésus loue et donne en exemple à ses disciples. Cela nous dit déjà que la « Voie » concerne l’essentiel pour vivre, et qu’elle donne le goût de la vie.
La Voie, c’est le difficile passage pour l’adolescent. Trouver sa voie, sa voie propre parmi les possibles et les artifices. Pas simplement en imitant d’autres qu’on admire ou qu’on envie – car on bute sur l’inimitable. Cela nous dit que la Voie est d’ordre personnel et touche aux profondeurs de soi. Elle n’est pas l’inscription dans un moule déjà tout prêt. En elle se trouvent des repères, certes, mais des repères qui deviennent propres à soi ; en elle, ma place propre, unique.
La Voie, c’est la réalisation d’une vie vraiment humaine. Ce que donne la Voie, c’est une orientation de fond, ce à quoi on tient malgré tout, le sens qu’on trouve à son existence, ce sans quoi on ne pourrait pas tenir. Elle donne de vivre avec des compagnons de route, des compagnons de la voie. Cela nous dit que la Voie est une traversée : traversée des obscurités, des épreuves, de la longueur du temps.
La Voie est la purification de l’âge mûr. Elle opère le détachement par rapport à ce qui n’est qu’accessoire ; elle permet l’attachement à l’essentiel dans ce qu’il a de toujours neuf. Cela nous dit que la Voie est faite de moments qui ont chacun leur pleine valeur et peuvent être vécus intensément, mais sans s’y arrêter ; car s’arrêter, c’est annuler le chemin, la Voie elle-même.
Est-ce affaire de religion ? de philosophie ? de politique ? de psychologie ? Ne répondons pas trop vite… De toute façon, c’est avant – en amont de- toutes ces distinctions.
Il se fait que le premier nom donné au christianisme a été : « la Voie »
Avant qu’on ne parle du phénomène chrétien comme du ‘christianisme’, le terme utilisé a été « la Voie ». ‘VIA’ en latin. Nous savons combien, dans l’Antiquité, les voies romaines ont été une spécialité de l’empire et un facteur important sur les plans économique et militaire. Il est intéressant de remarquer que c’est le terme qui désignait ce moyen concret et pratique, « VIA », qui a servi aussi pour désigner l’existence chrétienne, la vie à la suite du Christ. Bien avant le mot en « -isme », ‘christianisme’, qui induit une tournure plus doctrinale, une sorte de système qui existerait en dehors des personnes qui s’en revendiquent.
« VIA VIATORES QUAERIT » : la formule de saint Augustin a été récemment remise à l’honneur comme logo du Jubilé des 850 ans de la cathédrale Notre-Dame de Paris. « La Voie cherche/appelle des voyageurs ». Etre chrétien, c’est être adepte de la Voie, acteur de la Voie, pratiquant de la Voie.
Et en effet, on entre dans la Voie par une initiation. On n’y antre pas au terme d’une formation, c’est-à-dire d’un enseignement d’idées, de concepts, de préceptes, de système de valeurs. On n’y entre pas non plus par un apprentissage, c’est-à-dire par l’acquisition de techniques, de procédés, de savoir-faire, de compétences. On y entre par une initiation, c’est-à-dire une entrée progressive et accompagnée dans un style de vie qui touche la pensée – ce bref arrêt entre l’élan et l’acte d’où seuls procèdent nos égards pour autrui et qui empêche que nous soyons livrés aux purs instincts (S. Weil) – ; un style de vie qui touche dès lors le comportement, les réactions, les relations, les convictions. Parce qu’elle concerne la globalité de l’existence, cette entrée progressive comporte des rites qui seuls ouvrent par expérience à un au-delà de nous-mêmes : les sacrements de l’initiation.
La Voie et la Règle, ce n’est pas la même chose
Il n’y a pas d’humanité possible sans un ordre qui donne aux humains l’espace de relation où chacun peut trouver sa place. Cet ordre s’exprime par des règles. Celles-ci, dans le passé, ont largement reposé sur les traditions et la religion. Il ne faudrait pas croire cependant que le ‘progrès’ de la modernité, nous ayant libéré du poids de la tradition et de la religion, a entraîné la disparition de la Règle. Au contraire, la Règle a acquis un formidable poids disciplinaire où les individus, dont on exalte par ailleurs la liberté, sont pris comme dans de la glu.
Dans cette évolution, ce qui s’est défait, c’est la règle religieuse. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose. Car le cœur de la foi chrétienne n’est pas la Règle, mais la Voie. La Règle reste extérieure, même si elle finit par être intériorisée. Par contre, la Voie est du dedans de l’être humain, elle lui est propre et unique. Et elle coïncide avec une expérience de liberté, d’éveil, de présence à soi et aux autres.
Il se peut même que la Voie se fasse contestation radicale de l’empire de la Règle. Car suivre la Voie, c’est échapper à la mainmise, à la manipulation, à l’enfermement dans les définitions et les catégories préétablies de la Règle. Ainsi les chrétiens des premiers siècles dans l’empire romain ont-ils à plusieurs reprises payé de leur sang ce qu’ils représentaient de contestation de l’Empire.
Les implications d’une pastorale de « la Voie »
Nous nous y attarderons plus longuement dans le second entretien de cette journée. Par rapport à une pastorale de l’encadrement, qui travaille sur les nombres et qui est soucieuse des étendues (pas un cm2 de territoire qui ne soit sous la responsabilité d’un curé !), il s’agit de la capacité d’ouvrir des itinéraires multiples, pluriels, de la capacité d’accompagner plutôt que de diriger, et de la capacité de renforcer l’initiation plutôt que la formation.
Comment ne pas évoquer ici la figure de Thérèse de Lisieux, docteur de l’Eglise. Elle connaît de l’intérieur l’expérience de l’absence de Dieu. « Thérèse est la figure emblématique de notre temps où la nécessité de Dieu ne s’impose plus » (J. Loew). Elle a trouvé une « petite voie toute nouvelle ». « Je compris que l’amour renfermait toutes les vocations, que l’amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux ». « Ma vocation, enfin je l’ai trouvée, c’est l’amour ». Dieu comme Bonne Nouvelle de l’amour gratuit et désintéressé. Est-ce bien là le parfum que l’on respire au contact de notre action pastorale ?
Mais Thérèse connaîtra également les épais brouillards qui lui suggéreront que tout cela n’existe pas. Cette spiritualité nouvelle, les soldats de la Grande Guerre l’ont spontanément sentie chez elle, eux qui vivaient le non-sens et l’absurde.
4. Etre l’Eglise d’un Dieu de l’Alliance
« Etre l’Eglise d’un Dieu de l’Alliance », cela peut sembler une formule et une évidence. Mais nous avons toujours besoin de nous convertir à un Dieu de l’Alliance. Car un Dieu de l’Alliance, cela n’est pas naturel au sentiment religieux.
Le point de départ de la révélation du Dieu de l’Alliance est la révélation du Nom à Moïse au Buisson Ardent (Exode 3). « Je suis celui qui est là », traduit en grec par « Je suis celui qui suis ». La différence entre pensée hébraïque et pensée grecque réside en ceci que ‘être’, dans la pensée hébraïque, inclut une certaine dynamique, dans le sens de ‘être là pour’ et ‘être là avec’, tandis que la pensée grecque inclut une certaine idée d’’être au repos’, d’’exister’ simplement. Le Nom révélé à Moïse a donc une signification qui va dans le sens de : « Je suis celui qui est là, qui est avec vous et pour vous ». Ce Nom contient un engagement et une promesse, un lien, plutôt qu’une indication de substance. Et d’ailleurs, dans la révélation à Moïse vient directement la suite : « J’ai vu la misère de mon peuple… Je suis descendu pour le délivrer… ». Cet engagement, ce lien, c’est celui de la miséricorde.
Ceci dit, la pensée grecque sera largement dominante dans la réflexion théologique et philosophique. Avec cette idée – extrêmement géniale par ailleurs – de l’être transcendant, principe et origine, être suprême. Avec lui et autour de lui, les relations sont surtout verticales. Tandis que le Dieu de l’Alliance – et de l’Alliance en Jésus Christ – entraîne surtout des relations horizontales.
Cela n’est pas sans conséquences importantes et concrètes :
Reconnaître que nous sommes ‘avec’ nos frères humains, ‘pour’ l’humanité commune ; chercher avec eux ce qui concerne l’humanité comme telle, et non pas dicter quelque chose ‘en plus’, qui vient d’’en haut’. Savoir ‘apprendre d’autrui’, dans une hospitalité large qui fut celle de Jésus lui-même.
En quel Dieu croyons-nous ? Un Dieu Anti-Mal, Principe supérieur d’un ordre qui s’oppose au mal ? Ou bien un Dieu qui envoie son Fils pour sauver le monde ?
Le pape François dit (EG 24) : La communauté chrétienne accompagne l’humanité en tous ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes et la patience apostolique. Et il invite les chrétiens à ne pas être comme contrôleurs et des douaniers, à éviter de jeter de l’huile sur le feu, mais à donner des raisons d’espérer dans des situations souvent très dures.
Il y a évidemment des implications dans la manière d’exercer les rôles et les fonctions ecclésiales et de les rapporter les unes aux autres.
Luc Lysy