Des Secteurs aux Unités pastorales : la chance d’une métamorphose (2)

II – Les lignes de conduite de la métamorphose

Volontairement, le titre de chaque partie de l’exposé commence par un verbe.

1. Saisir le changement comme une chance et non comme un malheur

Ceci a trait à l’expérience que nous faisons du temps qui passe. Tout passe ! Le temps s’écoule… On ne peut l’arrêter. Tout passe inexorablement. On va vers la fin de la vie… On apprend une certaine sagesse, un détachement… On s’étonne de moins de choses… Ca va de plus en plus vite…

Or à plusieurs reprises, l’évangile dévoile une autre expérience du temps : « lorsque les temps (ou les jours) furent accomplis… ». C’est le cas du récit de la Nativité (proclamé à la messe de la nuit de Noël), donc à un moment central de la révélation chrétienne. Le temps arrive à un accomplissement. Il n’est pas seulement le temps qui passe et qui élimine tout. Le temps « aboutit » à une naissance. Le temps va au-devant de la joie la plus haute, c’est-à-dire au-devant d’une promesse qu’il contenait et qui va s’accomplir.

Et cela non sans le « travail » de cette femme, Marie. Et pour elle, la germination de la vie en elle, avec sa beauté cachée, sa fragilité incontrôlable, avec les soucis engendrés et les limites imposées aux activités, avec les attentions nécessaires, les inquiétudes inévitables et la patience requise, apparaît comme une promesse tenue par un dieu.

Cette autre expérience du temps se fait « en ces temps-là », que l’évangéliste décrit avec une certaine désinvolture. Il y a l’édit de l’empereur Auguste pour le recensement, avec ce goût de l’enregistrement, de l’encodage, du matricule, du n° d’identification… La sécurité ! Il y a cette écharde dans la chair d’Israël : être annexé à la province romaine de Syrie ! Il y a tout ce monde sur les routes : le vieux phénomène, souvent très pénible, du mouvement des populations pour des raisons politiques ou des raisons de sécurités ! Il y a Joseph, l’émigré : sa famille a dû émigrer du pays des ancêtres jusqu’à Nazareth ; non pas quelques heures d’avion, mais quatre jours de voyage, à pied, et un changement de province assez vertigineux : de Judéen, devenir Galiléen… ! D’ailleurs, voici qu’il ‘monte’ à Bethléem : Bethléem est quand même plus prestigieux que Nazareth !

Mais voici le paradoxe d’un tel temps : il donne son fruit. Comme une rupture avec l’inéluctable, avec l’irrévocable. Une rupture qui est une surprise heureuse. C’est le ‘kairos’ cher à l’apôtre Paul. « C’est aujourd’hui le moment favorable. »

Voilà toute une expérience de la temporalité dans laquelle nous orientons notre attention sur « le temps qui donne son fruit ». L’accomplissement, le « moment favorable » instaure une relation avec la suite passé-présent-avenir en lui enlevant son caractère inexorable « c’est comme ça ! ». Il y a dénouement. Le temps qui est le nôtre est gros d’une grossesse. Il n’est pas un malheur stérile.

Un autre enseignement du récit de la Nativité est de nous dire qu’en pastorale comme dans un enfantement, nous commençons sans vouloir immédiatement tout achever dans l’acte même du commencement. Ceci est extrêmement important dans l’entreprise du « chantier paroissial ». Ainsi par exemple, il vaut mieux choisir, au terme d’une année de refondation, de commencer un ‘carnet de route’ plutôt que de fixer une ‘charte’.

Il s’agit de quitter ne attitude de maîtrise, opératoire et administrative, pour entrer dans une attitude plus profonde qui est celle de la « Mater et Magistra » : donner à une réalité de devenir elle-même. La vraie autorité n’est pas celle par laquelle on formate autrui dans un moule qu’on décrète bon pour lui, mais celle par laquelle on donne à autrui d’accéder à lui-même, en l’accompagnant, en ouvrant ce qui, sinon, reste fermé. A propos d’ouvrir, remarquez qu’un des seuls mots de Jésus que les évangiles rapportent en araméen plutôt qu’en grec, c’est : « Ephata ! », « Ouvre-toi ! ».

Ainsi donc, mettre en œuvre des changements : est-ce une stratégie ou une conversion ? Les deux ! Mais vous le sentez, peut-on trouver la bonne stratégie si on n’a pas opéré cette conversion dans l’expérience du temps ? Une bonne stratégie est celle qui ouvre des possibles, et non celle qui fixe tout (et qui fait des gens les exécutants de ce qui est fixé). – En prime, voici une remarque militaire : une bonne stratégie est celle qui permet d’obtenir le maximum d’effets avec le minimum de moyens.

2. Apprendre des autres

Apprendre des autres est une attitude foncière et constante de Jésus. D’épisode en épisode, les récits évangéliques nous montrent combien Jésus a une singulière capacité d’apprendre de quiconque et de toute situation qui survient, refusant sans cesse que la question de son identité soit close prématurément. Il se dessaisit de lui-même au profit de qui survient sur sa route, laissant place à la singularité la plus propre de celui-ci. Du coup règne autour de lui un espace de liberté, où chacun peut être lui-même et faire son chemin.

La capacité d’accueillir et d’apprendre d’autrui, de ceux qui ne sont pas nous, est au cœur du mystère chrétien, dans la suite de Jésus, et est une question vive dans le contexte contemporain de « diaspora ». C’est dans cette « manière » de Jésus, en le suivant sur cette voie, que nous trouverons notre identité ecclésiale autant que personnelle. Et, remarquez-le, l’hospitalité de Jésus est désintéressée. A sa suite, il ne s’agit pas pour nous de nous mettre à l’écoute des autres, pour trouver le moment où nous allons leur servir notre plat ! Quelles sont nos manières réelles, par exemple en catéchèse ? … Avec notre désir de vouloir affilier et fidéliser ? Le croyant doit devenir crédible comme chercheur, et alors il deviendra peut-être crédible comme croyant affirme Guy Coq.

Au moment d’une refondation pastorale, l’écoute d’autrui (autre que nous) est essentielle. Pas pour recevoir d’autrui des informations inédites, mais pour la rencontre, pour fonder notre identité dans la rencontre. La véritable écoute est un geste d’interruption du flux de nos activités, un geste de discontinuité et d’ouverture, un geste de déprise par rapport à nos projets, à nos propres œuvres qui nous mangent. L’écoute manifeste que nous ne sommes pas nos propres auteurs.

3. Pratiquer un art de la parole à hauteur d’Évangile

À hauteur d’Évangile ! Cela ne veut pas dire : le discours sérieux/costaud de la religion, avec les mots typiques de la doctrine. Cela veut dire : la hauteur de notre humanité que l’Évangile touche ; là où nos vies tiennent ou ne tiennent pas, là où sont nos raisons de vivre et d’espérer.

Souligner, de ce fait, l’importance de la Parole de l’Évangile, ce n’est pas virer dans un « protestantisme » qui serait une trahison plus ou moins moderniste du catholicisme (On entend parfois cela…) ! Prenez la célébration, riche en symboles, d’une ordination épiscopale. Pour celui qui sera ordonné, il est question d’abord de la Parole, de sa mission d’annoncer l’Évangile. Et c’est le livre des évangiles qui est tenu au-dessus de la tête de l’ordonné… avant la mitre ! Et même avant l’onction.

L’annonce de la Parole et la ‘circulation’ de la Parole sont le premier souci des communautés chrétiennes. Prenons en considération combien la parole permet de nommer les réalités humaines. Donner à des jeunes, à des adultes, la possibilité de nommer les réalités qu’ils vivent, est un travail d’évangile. Immense ! C’est une œuvre d’éducation. C’est un travail d’humanité. Madeleine Delbrêl disait avec vigueur : Croire, c’est savoir ; et croire, c’est parler. Et elle insistait : La présence ne suffit pas.

Dans la quête d’humanité commune qui caractérise nos temps, il me semble que nos Unités pastorales doivent être fondées comme des « écoles de la parole », c’est-à-dire des lieux où l’on pratique « l’art de la conversation » (la formule est de Jean-Yves Baziou, reprenant Paul VI dans Ecclesiam suam) à hauteur d’Évangile. C’est par la singularité partageable de l’expérience intérieure que nous pouvons combattre cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation en cours de l’espèce humaine, disait Julia Kristeva, psychanalyste et philosophe humaniste, à la rencontre d’Assise en 2011.

L’exercice ravivé de la parole échangée nous fera exercer notre humanité, notre humanité qui ‘soigne’ et ‘porte souci’ de l’humanité… (la « cura » !) Nous devons apprendre à exercer notre humanité commune sans réduire cela à une régulation de principes dominants, sans se contenter seulement de débats citoyens (par ailleurs nécessaires), sans réduire cette « cura » à un simple poste de secours pour les victimes toujours plus nombreuses de l’automatisation en cours.

Ce style de la parole échangée est d’autant plus indiqué aujourd’hui que nous vivons une époque de la rencontre de plus en plus directe des diverses cultures.

Jean-Claude Guillebaud signale que l’enjeu est de taille. Si nous ne prenons pas ce soin de la parole échangée, il nous faut craindre une raréfaction (déjà en cours !) des mots qui laisserait les humains piteusement à la remorque des choses et des mécanismes. Une raréfaction des mots qui permettent de fonder notre humanité, de se mouvoir dans nos intériorités, et même de nourrir la démocratie. On irait alors vers une pure tyrannie des choses, des fonctionnements, des comptabilités, des graphiques, des taux d’écoute, des chiffres bruts. Forme « douce » de la barbarie !

Expérimenter dans la parole échangée, que croise la Parole révélée, le « salut » de ce qui rend « humains » les êtres humains et leurs relations, s’y encourager mutuellement, voilà des accents nouveaux en même temps que ‘traditionnels’ dans l’Eglise : la pastorale a toujours privilégié l’éducation, des congrégations ont été fondées dans cette intention, des écoles au XIX° siècle, des mouvements au XX°…

4. Ouvrir les chemins de la fraternité

C’est la troisième de la triade : « Liberté, Egalité, Fraternité » ! On a beaucoup fait depuis deux siècles pour la liberté et pour l’égalité. Et rien n’est jamais acquis définitivement ! Par contre, la fraternité, la petite dernière, venue plus tard dans la devise, est la « laissée-pour-compte » de la triade. Ignorée de tous les concepts politiques, elle relève habituellement des sentiments, ambiances et sensations.

Le Père Riccardo Lombardi, fondateur du Mouvement pour un Monde Meilleur, avec des accents de prophète « à la Cardijn », cherchait dès 1945 à promouvoir entre le libéralisme – qui favorisait la liberté au détriment de l’égalité – et le communisme – qui favorisait l’égalité au détriment de la liberté – une troisième voie : une fraternité, qui ne peut être réelle que si elle est universelle.

La fraternité en Christ des chrétiens a d’abord ce caractère-là : en cercles de plus en plus larges, au-delà de toute cloison et de toute frontière. Par rapport à ce caractère-là, la communauté chrétienne est seconde. Elle n’est pas le but ultime de la pastorale. Si elle devient le but ultime, vous édifiez une secte, un club, une « bulle ». La tentation en a été bien forte dans l’après-concile ; c’était peut-être nécessaire, pour passer d’une Eglise cultuelle à une Eglise-communion. Mais la communauté est seconde. « Seconde » dans les deux sens du mot : d’une part, ce qui est premier est la fraternité comme dynamique toujours plus large ; d’autre part, une communauté chrétienne « seconde », « aide » cette dynamique large.

Nous ne pouvons pas assumer – comme minorité aujourd’hui – la tâche de transformer toute la société en vraie fraternité. Que faire ? Reprenons l’idée du dominicain Timothy Radcliffe : être présent sur les lieux de fracture de notre terre mondialisée. De son côté, Pierre Claverie, évêque dominicain d’Oran assassiné en 1996, écrivait, peu de temps avant sa mort :
L’Eglise accomplit sa vocation quand elle est présente aux ruptures qui crucifient l’humanité dans sa chair et son unité. Jésus est mort écartelé entre ciel et terre, bras étendus pour rassembler les enfants de Dieu dispersés par le péché qui les sépare, les isole et les dresse les uns contre les autres et contre Dieu lui-même. En Algérie, nous sommes sur une de ces lignes sismiques qui traversent le monde : Islam-Occident, Nord-Sud, riches-pauvres. Nous y sommes bien à notre place car c’est en ce lieu-là que peut s’entrevoir la lumière de la Résurrection.

Ces lignes de fracture ne sont pas seulement à l’échelle internationale. Elles traversent nos villes, nos rues, nos paliers d’immeubles…

Il y a un certain nombre de questions d’avenir par rapport auxquelles notre Eglise, dans son mode de vie, pourrait être inspirante. Nous assistons à une mise en question, par les événements et les faits, de notions et de réalités tellement établies et sûres, qui ont fondé la vie en société : la frontière, la nationalité, la citoyenneté… Ne faudra-t-il pas penser l’identité de chacun autrement, à partir par exemple de la notion de migrant ou celle de réfugié ? Et rebâtir autrement la ‘maison commune’ ? Est-ce impossible, si l’on voit que l’appartenance à une réalité comme l’Eglise catholique n’est liée à aucune autre appartenance, ni de nationalité, ni de culture, ni de langue, ni de couleur de peau, ni de conviction politique… ?

Il y a aussi l’urgence du dialogue interreligieux. Pas facile ! Mais incontournable.

5. Etre signe
Ce dernier point n’a pas pu être développé. Il voulait montrer combien les symboles relient les cœurs, plus que le droit, l’idée, la conviction partagée ou même l’action commune. Elle voulait dire aussi qu’une communauté doit être fondée sans cesse sur sa liturgie, sans quoi elle se dénature en simple ONG et sa foi dérive en préceptes ou en morale.

Abbé Luc Lysy